« Se disputer oui, s’annuler non ! » : contre le rétrécissement du débat public

Nous, citoyens, intellectuels, députés et universitaires de tous bords, nous inquiétons de la montée d’une idéologie régressive qui tend à régir la vie publique. Une compétition victimaire invite chaque individu à se positionner selon une hiérarchie d’oppressions et à se définir en fonction de ses déterminismes de naissance, l’empêchant ainsi d’accéder à l’universel cher au modèle républicain. 

 

Cette vision alimente les ressentiments communautaires et fait primer la subjectivité victimaire sur le dialogue rationnel ou le débat contradictoire. Destructrice du commun, elle mène notre pays vers l’archipéllisation que nous observons tous. Certains aspects de la vie devraient échapper à la polarisation politique. Mais quand chaque film, chaque livre, chaque musée devient une niche identitaire, comment unir les générations derrière des références partagées, derrière une aventure commune ? Quand l’absence de parité autour du barbecue devient problématique, comment aspirer à dépasser les clivages idéologiques dans nos vies de tous les jours, sauvegardant ainsi les conditions de la discussion apaisée ? Et lorsque l’on apprend à interpréter les interactions sociales les plus anodines – déguisement d’Halloween, emploi de la forme neutre, galanterie – comme les preuves d’une oppression systémique, comment ne pas sombrer dans un engrenage de pessimisme où le biais de confirmation alimentera un rejet croissant des acquis de la modernité et de notre propre civilisation ? Si la vie en société est perçue comme fondamentalement oppressive, il ne reste que la tentation du repli sur soi, la soif de déconstruction et la rancœur infinie. Ainsi que la tentation autoritaire de l’ingénierie sociale et du contrôle des mœurs par le haut – les interactions entre individus libres ne produisant pas les effets souhaités.

 

Cette nouvelle idéologie régressive abolit l’individu construit par l’humanisme moderne. Chacun n’est plus jugé à raison de son individualité et de ses actions dans le monde, mais à l’aune d’une appartenance tribale qui l’assigne à résidence. L’acteur Tom Hanks a récemment déclaré qu’étant hétérosexuel, il refuserait désormais d’interpréter des personnages homosexuels. Mais en installant l’idée qu’un noir serait « représenté́ » à l’écran par un noir, un homosexuel par un homosexuel, un juif par un juif, etc., nous érigeons des barrières. Le degré́ d’identification d’un spectateur à un personnage doit-il dépendre des déterminismes biologiques de l’acteur qui l’incarne ? Plutôt que d’effacer nos différences, nous risquons de les rendre indépassables.

 

La liberté d’expression est mise à mal par cette assignation identitaire qui suscite le sectarisme et la méfiance de chacun envers tous. Lorsque chacun est réduit à ses supposés appartenances communautaires, la notion de libre expression ne possède plus aucun sens : le dominant ne peut que « recracher » le point de vue dominant comme le faisait jadis le « bourgeois » selon les marxistes. L’association obligatoire des identités et des convictions brouille de surcroît la distinction cruciale entre critiquer des idées et insulter des personnes. A défaut de débats sereins, certains intellectuels ont déjà connu la douleur des cabales médiatiques ou communautaires, d’une « annulation », et ont même été placés sous protection policière. Au pays de Voltaire, la liberté peut aujourd’hui coûter cher. Or la censure entraîne l’auto- censure : pour un professeur qu’on fait taire, combien de professeurs qui se taisent ?
Deux ans après l’assassinat de Samuel Paty, certains professeurs vivent encore dans la peur, cultivant l’espoir de pouvoir un jour de nouveau exercer leur profession sereinement. Nous leur devons un soutien actif et total.

 

Nous avons collectivement perdu de vue la défense de la liberté d’expression, que nous avons trop longtemps considérée comme acquise, en la laissant souffrir sous les coups croisés du sectarisme religieux, de la méfiance communautaire et de la « génération susceptible ». John Stuart Mill notait que la censure est souvent plus dangereuse que la libre expression des idées, d’abord parce qu’on « ne peut jamais être sûr que l’opinion qu’on s’efforce d’étouffer est fausse », ensuite parce que même lorsqu’elle l’est, nous nous privons du bénéfice de la confrontation à l’erreur : « une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité ». De la Liberté rappelle que même les vérités, lorsqu’elles sont imposées par la force, deviennent des « dogmes morts », incapables à termes d’être défendues par manque d’entraînement.

 

Nous défendons – au-delà de nos nombreuses divergences – un modèle de société fondé sur la responsabilité individuelle, l’éthique, la laïcité, les avancées scientifiques, la primauté objective de la raison sur les passions, l’exercice du débat, ainsi que la libre expression des idées, des arts et de la presse. Bref, sur l’esprit des Lumières. Au nihilisme des déconstructeurs, opposons l’optimisme et la mise en avant des accomplissements de notre civilisation : égalité homme/femme, diminution de la pauvreté, augmentation constante de l’espérance de vie et du temps de loisir disponible, réduction de la pollution, condamnation morale du sexisme, du racisme et des atteintes à la dignité humaine, mise en place de mécanismes de solidarité sociale, création d’États de droit garantissant la protection de l’individu face à l’arbitraire. Prenons garde aux prophètes du malheur qui voudraient, puisque tout n’est pas parfait, tout déconstruire. Méfions-nous de ceux qui souhaitent nous pousser dans le gouffre en espérant y trouver un nouveau paradis.

 

Et surtout, gardons en tête que s’il y a bien un art français à conserver, c’est celui de la franche engueulade. Se disputer oui, s’annuler non !

Les signataires

Guillaume Bigot

Politologue

Association Marianne & Cie

Karine Papillaud

Journaliste

Marie Ibn Arabi

Chef d’établissement

Sacha Benhamou

Consultant

Robin Nitot

Journaliste

Samuel Fitoussi

essayiste

Pierre Valentin

Essayiste

Michaël Sadoun

Chroniqueur

Leonard Orlando

Docteur en sciences politiques

Naïma M’Faddel

Essayiste

Maurice Berger

Pédopsychiatre

Anne Sophie Nogaret

Essayiste

Aurélien Marq

Journaliste

Benoît Rittaud

Mathématicien

Cyrille Godonou

Statisticien

Bruno Moysan

Musicologue

Pierre Rigoulot

Essayiste et politologue

Rémi Pellet

Professeur de droit

Damien Serieyx

Éditeur

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